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Finalité soignante et moyens professionnels, par Walter Hesbeen

France | 18 septembre 2017

Par Monique Remillieux

Les professionnels de la relation de soinont acquis par leurs formations et leurs expériences des moyens intellectuels et techniques en vue de venir en aide aux personnes concernées par les différentes formes de maladies et d’anomalies physiologiques et les conséquences de celles-ci sur le décours quotidien de la vie et jusqu’à la fin de celle-ci. De l’aide est également apportée à l’occasion de la naissance d’un enfant depuis ce qui prépare et précède sa venue au monde jusqu’à l’accompagnement des premiers pas des nouveaux parents.

Aider à vivre ce qu’il y a à vivre

Ces professionnels sont ainsi au contact d’hommes et de femmes qui sont le plus souvent « malades ». Si le qualificatif « malade » peut sembler assez réducteur au regard de l’éventail des situations au sein desquelles en tant que professionnels ils interviennent, il s’agit néanmoins d’hommes et de femmes qui requièrent de l’aide pour vivre ce qu’ils ont à vivre, soit du fait d’une naissance et de ce qui est mis en œuvre à cette occasion, soit du fait de la maladie, des difficultés générées par celle-ci ainsi que des répercussions voire dépendances qui peuvent en résulter ; du fait, également, des limitations engendrées par une anomalie, une affection innée ou acquise et des répercussions sur certaines fonctions physiques, cognitives ou psychiques qui s’ensuivent ; du fait, encore, de la dégénérescence progressive liée au vieillissement biologique et de l’accompagnement de la fin de la vie jusqu’à la fin de vie qui se révèle alors nécessaire. Quelles que soient les raisons à l’origine de l’aide apportée, les professionnels de la relation de soin sont ainsi au contact permanent d’hommes et de femmes affaiblis par leur affection, par leur situation. Un tel affaiblissement ne les empêche pas nécessairement de mener une existence heureuse mais les rend plus fragiles et à ce titre plus sensibles et plus vulnérables que tout un chacun. Et cette fragilité plus grande, cette sensibilité exacerbée comme ce risque accru de vulnérabilité sont présents, ou à tout le moins potentiellement présents, quelles que soient la nature de l’affection, les caractéristiques de la situation ainsi que quels que soient les comportements qui y sont manifestés.

Que l’aide apportée soit très brève, presque furtive parfois lorsque l’affection peut être rapidement et aisément traitée, ou qu’elle s’inscrive dans la durée voire qu’elle devienne permanente, c’est dans tous les cas d’une aide à vivre ce qu’il y a à vivre dont il est question. Cette aide consiste à soulager des personnes, à corriger autant que possible une anomalie ou à en atténuer les effets, à compenser leurs dépendances, à suppléer leurs limitations. Une telle aide, au fond, poursuit le but de leur permettre d’aller à nouveau bien, de se sentir bien, ou plus simplement d’aller mieux ou le mieux possible. Et « ce mieux possible » peut également être envisagé lorsque la fin de vie est proche et que l’aide procurée contribue à une forme de sérénité qui peut conduire à l’apaisement.

Que l’aide apportée soit ponctuelle, technique, répétitive voire permanente, elle concerne à chaque fois une personne, un être singulier qui, comme chacun d’entre nous, vit comme il le peut ce qu’il a à vivre, en particulier dès lors qu’une maladie surgit ou que de nouvelles dépendances s’installent. Un être humain dont l’existence est unique en notre monde et qu’aucun autre humain ne pourra jamais remplacer. Un être avec une intériorité qui lui est particulière et, à ce titre, à nulle autre pareille. Cette intériorité se présente à nous tel un mystère et, de ce fait, elle ne peut être ni comprise totalement, ni maîtrisée complètement quelle que soit l’éventuelle ambition de contrôle de l’existence d’autrui dont nous pourrions être animés. Dès lors, cet être, quelle que soit la nature de son affection, quelle que soit la raison de l’aide que nous lui apportons, est un être qui a plus d’importance, qui a plus de valeur que ce que nous faisons pour lui venir en aide.

C’est parce qu’il a plus de valeur que ce que nous faisons que notre vigilance  de professionnels est requise pour ne pas négliger cet être, pour ne pas blesser cet autre en son être. Et ne nous y trompons pas, une telle vigilance ne va pas de soi malgré l’océan de bonne volonté qui peut nous animer, nous agiter même parfois. Elle ne va pas de soi, et requiert donc un effort, car il ne s’agit pas de se montrer seulement vigilant pour qu’il n’arrive rien de fâcheux à la personne en conséquence de son affection, mais également de se montrer vigilant afin que l’humain  auquel nous prodiguons nos différentes formes de soins, à qui nous apportons nos différentes formes d’aides se sente exister en tant que sujet  dans la relation de soin. Un effort est requis pour que cet autre perçoive, de ce fait, le souci que nous avons de sa dignité  grâce à l’attention particulière qui lui est portée à lui et pas seulement à ce que l’on fait pour lui. Un effort pour qu’il se sente ainsi digne d’intérêt et regardé en son humanité, quelle que soit son affection, quelle que soit sa situation, quel que soit son état. Un effort, au fond, pour qu’il reste la finalité de la pratique professionnelle et ne devienne pas le moyen de celle-ci.

Distinguer la finalité soignante des moyens professionnels utilisés

La finalité est le but ultime poursuivi par ce que l’on entreprend, par l’action que l’on mène. Elle en est la raison finale ou encore première et au service de laquelle on met en œuvre différents moyens. S’il peut sembler assez évident de les distinguer, nous pouvons néanmoins observer que la finalité d’une action est assez régulièrement confondue avec les moyens auxquels on a recours pour tenter de l’atteindre, ce qui provoque un déplacement d’intérêt conduisant à accorder plus d’importance aux moyens utilisés qu’à la finalité poursuivie. Les moyens occupent alors progressivement la place de la finalité alors que cette dernière s’en trouve négligée voire oubliée.

Dans le domaine des soins de santé, ou plus largement de l’aide, de l’éducation, du social et du psychologique, confondre la finalité poursuivie avec les moyens divers que l’on utilise dans l’exercice de son métier conduit à s’intéresser davantage à ce que l’on fait qu’à la personne à qui se destine ce que l’on a à faire. Si, pour des raisons très momentanées de précision, de minutie ou de risque imminent, il est parfois indispensable de porter une attention plus grande aux moyens auxquels on a recours qu’à la personne pour laquelle on les utilise, observons néanmoins qu’il s’agit là de situations exceptionnelles. Des situations exceptionnelles, même si elles peuvent se révéler fréquentes selon le contexte dans lequel on exerce son métier de soignant, ne représentent cependant qu’une minorité, et donc une exception, dans l’ensemble des situations concernées par la relation de soin. Si au nom de l’extrême urgence parfois ou d’un acte particulièrement sophistiqué que l’on doit poser ou qui nécessite une infinie prudence, l’intérêt porté au sujet qu’est la personne est mis entre parenthèses au profit de celui porté à l’objet qu’est l’acte que l’on pose, cela ne peut conduire à négliger de prendre en compte, dès que cela sera à nouveau possible, ce qui est vécu, dans l’angoisse parfois, tant par cette personne que par celles qui lui sont proches. C’est ainsi qu’aucune technique, si sophistiquée soit-elle, n’empêche de prendre soin de l’être, n’empêche de lui porter une attention bienveillante et bienfaisante, si pas précisément durant l’acte, au moins durant ce qui le précède et durant ce qui le suit. Cette attention particulière portée à la personne par le professionnel qui manie des techniques parfois très sophistiquées est ce qui laisse trace de son humanité, est ce qui fait sa signature d’humain dans les actes qu’il pose et qui, à ce titre, le distingue d’un robot  dont la précision est pourtant appréciable.

Nous pouvons de la sorte observer que si, de manière habituelle, l’attention portée à ce que l’on fait est plus grande que celle portée à la personne, c’est-à-dire, au fond, si l’intention première, si l’intention principale du professionnel est technique ou scientifique et non soignante, l’être humain  n’est alors plus vraiment le sujet de la pratique professionnelle ; il en devient l’objet. Il n’est, de ce fait, plus vraiment regardé tel un interlocuteur auquel on s’adresse en le considérant en son humanité  et avec lequel on raisonne, autant que faire se peut, à propos de ce qui le concerne ; il est devenu l’objet d’une pratique et se sent d’ailleurs parfois traité comme tel lorsque son « objétisation » lui donne le sentiment d’être considéré comme un cas – ou un beau cas –, une pathologie, un numéro, un membre à radiographier, un organe à opérer, parfois même un colis à déplacer d’un endroit à un autre sur une civière ou dans un fauteuil roulant dans l’indifférence de ceux qui le conduisent et des personnes qu’il croise à l’occasion de ce déplacement… S’il n’y a pas là d’intention malfaisante, observons néanmoins qu’un intérêt plus grand est accordé à ce que l’on fait qu’à la personne à qui se destine ce que l’on a à faire.

Sacralisation des moyens

Lorsque les moyens se transforment en finalité, ils deviennent, de ce fait, et inconsciemment le plus souvent, le but réel que l’on poursuit. Je précise inconsciemment car on n’y pense pas, on n’a pas vraiment conscience de ce déplacement d’intérêt. On ne pense pas aux répercussions que cela a sur la relation. On ne prend donc pas conscience des effets que cela produit sur la manière qu’a cet homme ou cette femme de se sentir considéré à l’occasion de ce qu’ils ont chacun à vivre. Et sans cette conscience, cette prise de conscience, on ne peut faire preuve de la vigilance requise pour ne pas négliger leur humanité, pour ne pas blesser leur dignité. C’est ainsi que lorsque les moyens deviennent la finalité, ils occupent alors une place prépondérante dans ce que les professionnels entreprennent, mais également dans leurs manières de réfléchir à leur métier, de réfléchir aux organisations qu’ils mettent en place ainsi que dans les formations qui y conduisent. Les différents moyens auxquels les professionnels ont recours occupent, finalement, – et n’est-ce pas le plus troublant, le plus inquiétant ? –, une place prépondérante dans l’ambition qu’ils ont pour l’exercice même de leur métier.

À titre d’exemple, si une infirmière considère que la finalité de son métier est de « prodiguer des soins infirmiers », si un médecin estime que la finalité de sa pratique est « de poser un diagnostic et de prescrire le traitement requis », ou si un kinésithérapeute juge que son métier a pour but de « faire pratiquer des exercices de rééducation fonctionnelle », nous observons que ces trois professionnels ont désigné les moyens qui sont les leurs, les actes qui sont dévolus à l’exercice de leur métier respectif. Ils semblent de la sorte poursuivre des finalités différentes et l’on comprend alors mieux la difficulté de travailler ensemble lorsque chacun poursuit un but distinct. Il en résulte régulièrement, et parfois au sein d’une même équipe, une forme de dysharmonie, des incompréhensions, voire des tensions. Et si ces mêmes professionnels proclament volontiers la dimension humaine de leurs pratiques – et sans mettre en doute ici la sincérité de leurs propos –, observons, néanmoins, que par cette manière de désigner la finalité de leur métier respectif, par cette manière qu’ils ont d’en parler et donc par la confusion qu’ils expriment avec les moyens qu’ils utilisent, ils semblent ici accorder plus d’importance et semblent donc donner plus de valeur à ce qu’ils font qu’aux personnes auxquelles se destinent ce qu’ils ont à faire. Bien qu’il n’y ait pas d’intention malveillante, leur absence de prise de conscience peut alors les conduire à confondre le malade avec sa maladie ou à réduire la personne dépendante à sa dépendance ou aux effets de celle-ci.

L’humain auquel ils s’adressent n’est dès lors plus regardé tel un être singulier qui vit comme il le peut ce qu’il a à vivre, mais est abordé telle une pathologie à traiter, un traumatisme à réparer, une dépendance à compenser ou à suppléer, ou encore un comportement à « gérer ». De sujet singulier  qui nécessite de l’attention et de l’aide pour vivre ce qu’il a à vivre dans la situation qui est la sienne, il est abordé telle une situation de soins  parmi d’autres. De telles situations deviennent chacune l’objet de l’organisation des différents professionnels qui s’y succèdent selon ce qu’il est nécessaire d’y faire. Et bien qu’il s’agisse le plus généralement d’interventions professionnelles rigoureuses et pertinentes dont la qualité technique et scientifique n’est pas remise en cause ici, la mise en œuvre systématique de ces mêmes pratiques peut conduire à négliger, à oublier l’humanité et la dignité des hommes et des femmes auxquels elles se destinent. Le contenu parfois très séquencé de ce qu’il y a à faire devient ainsi la priorité des professionnels, devient ainsi plus important à leurs yeux que la personne à qui ils apportent de l’aide. Ces hommes et ces femmes ne sont plus regardés telle la finalité de leurs différentes formes de pratiques ; ils en sont devenus le support. Il en résulte que l’organisation même des professionnels peut dès lors se penser et se décider non plus pour les personnes qui requièrent des soins, mais bien pour des impératifs divers auxquels on accorde une importance prioritaire en évoquant pour raison, par exemple, les nécessités d’une forme de performance organisationnelle, laquelle peut négliger de se soucier de la pertinence humaine de ce qui est ainsi organisé.

Pour illustrer ceci, mettons-nous à l’écoute des propos d’une aide-soignante exerçant dans un service « long séjour » et exprimés à l’occasion d’un séminaire de formation :

« Moi l’autre jour, j’ai fait la douche à Mme D. et j’ai fait son shampoing car c’était son jour. Quand j’ai eu fini, je devais faire Mme E. et je n’avais pas le temps de lui sécher les cheveux. Comme Mme D. m’a demandé de lui faire une mise en plis, j’ai dit : “Je n’ai pas le temps tout de suite, mais je vous la fais tout à l’heure.” Alors j’ai fini mes toilettes et quand mes collègues sont parties au petit-déjeuner à 10 h 30, on avait tout fini, et alors je suis allée lui faire sa mise en plis. J’ai vu que Mme D. était très contente et moi ça m’a fait plaisir de lui faire plaisir. Mais quand j’ai rejoint mes collègues, elles m’ont demandé où j’étais. Alors j’ai dit que j’avais séché les cheveux de Mme D. Sylviane m’a attrapée en disant : “Si on commence comme ça, on n’a pas fini et on ne peut pas faire ça pour tout le monde.” Et Josiane m’a dit que la prochaine fois : “Mme D. ne comprendrait pas qu’on ne lui fasse pas.” Et Yvette m’a dit : “C’est parce que tu as un petit faible pour elle, tu la chouchoutes, mais quand ce n’est pas toi, elle dit : Oh dommage Mireille n’est pas là”. » N. Croyère, « Bien faire ensemble dans l’ordinaire de la vie du sujet âgé en institution. Une manière de résister à la banalisation de l’humain » Perspective Soignante, n˚ 39, décembre 2010, p. 31-39.

La lecture de cet extrait montre combien, dans le mode de pensée et dans l’organisation de certains professionnels, les moyens ont pris de la sorte la place de la finalité. Il en résulte que ces moyens sont alors mis en œuvre de manière uniforme, ne laissant, de ce fait, aucune place à la prise en compte de la singularité des personnes, de leurs attentes, de leurs envies, de ce qui pourrait leur faire du bien, de ce qui pourrait leur procurer un peu de plaisir. Et même si, au niveau des attentes, des envies, tout ne peut pas être satisfait, tout ne peut pas être comblé, les petits gestes qui font du bien à l’un par le sentiment d’exister qu’ils procurent, la petite chose qui apporte un plaisir intense parfois à l’autre par l’attention dont elle est le reflet doivent-ils pour autant être conditionnés à ce qu’il est possible de faire pour tous ? Ce qui est bien et bon pour l’un ne l’est pas nécessairement et en même temps pour chacun…

À la lecture de ce récit, nous pouvons, également, nous interroger sur la difficulté pour les professionnels d’exercer leur métier de soignants en harmonie avec les collègues et en conformité avec un certain nombre de valeurs humanistes dans ce type de contexte où la finalité poursuivie n’est manifestement plus le patient ou le résident, mais les commodités d’organisation internes à l’équipe.

Les moyens de toute nature mis en œuvre par ces différents professionnels ainsi que leurs modalités d’organisation, celles qu’on leur impose mais également celles qu’ils s’imposent à eux-mêmes pour des raisons diverses, peuvent de la sorte prendre plus d’importance à leurs yeux ainsi qu’aux yeux des décideurs, que les personnes auxquelles ces mêmes moyens se destinent. Ces derniers prenant la place de la finalité, ils bénéficient, de ce fait, d’une attention parfois plus soutenue que celle réellement portée aux hommes et aux femmes qui ont besoin de l’aide que pourraient apporter les soignants. Les moyens s’en trouvent sacralisés et la finalité oubliée2

Quelle priorité?

Si ce déplacement d’intérêt trouve pour partie son origine dans la formation initiale, notamment à l’occasion de ce qui est observé et vécu en stages, il est également induit et renforcé par les choix opérés et par les propos tenus par un certain nombre de décideurs, de directeurs, de cadres et de chefs de services divers. Or, ces choix et paroles guidés par les moyens et imprégnés de ceux-ci semblent refléter la nature des priorités de ces responsables, la nature de ce à quoi ils semblent accorder le plus d’importance ; ils semblent refléter la compréhension qu’ils ont, la vision qui est la leur de la finalité d’un établissement ou d’un service des soins. Les propos qu’ils donnent à entendre, la nature des décisions qu’ils prennent ainsi que ce qu’ils donnent à voir par leurs manières d’être et de faire ne sont pas sans incidences sur l’ambition qu’ils semblent avoir pour la pertinence humaine de la pratique quotidienne des professionnels des services et structures dont ils ont pourtant la responsabilité. Il s’en dégage fréquemment une orientation donnée à la vie d’un établissement, à son atmosphère, à la nature de « la petite musique » qu’on y entend. Et cette « petite musique » est parfois celle de la performance au détriment de celle de la pertinence.

Si nous ne pouvons, bien sûr, ignorer les contraintes fortes, notamment financières, juridiques et réglementaires associées à leurs fonctions, ne convient-il pas que ces décideurs, directeurs ou cadres se montrent particulièrement vigilants quant à l’impact du message qu’en tant que responsables ils adressent aux professionnels qui exercent en ces différents établissements ? Il s’agit que l’importance qu’ils accordent aux moyens, en particulier la gestion financière, la traçabilité des actes, les procédures et les standards de qualité, n’apparaisse pas aux professionnels de la relation de soin comme une importance plus grande, plus déterminante que l’intérêt porté aux hommes et aux femmes qui requièrent de l’aide et des soins, ainsi qu’à ce que eux, les professionnels du soin, ont à vivre dans l’exercice quotidien de leurs métiers.

Plus les contraintes de toute nature sont fortes, plus la vigilance de chacun est ainsi requise pour ne pas confondre la finalité et les moyens, pour ne pas sacraliser les moyensau détriment des fins. C’est parce que le risque de voir les moyens utilisés par les professionnels prendre la place de la finalité que poursuit la relation de soin est un risque répandu, et sans doute même grandissant, que la finalité qu’est l’être humain  me semble sans cesse devoir être rappelée, et surtout affirmée, au nom même de l’humanité de chacun.

Soigner ou prendre soin?

Si la finalité en tant que but ultime poursuivi par les professionnels, en tant que raison finale des différents moyens qu’ils mettent en œuvre, peut sembler évidente – cet être singulier –, elle ne fait néanmoins pas réellement l’unanimité. En effet, malgré des discours assez répandus sur la dimension humaine de leurs différents métiers, les points de vue divergent entre ceux qui regardent du côté de la maladie et de ses conséquences et ceux qui regardent du côté du malade. Ces deux regards ne vont pas dans la même direction et ne poursuivent pas, dès lors, la même finalité, alors que les moyens utilisés par les uns seront en grande partie identiques à ceux utilisés par les autres. Si les qualités professionnelles et notamment humaines des premiers ne sont pas ici en cause, observons néanmoins que leur disponibilité, que leur attention portée à la personne, que leur sensibilité à ce qui est vécu par elle non seulement en son corps mais également en son être, sans négliger la prise en compte de ce qui est vécu par ses proches, ne seront pas de la même nature, ne seront pas animées de la même intention, et ne s’exprimeront pas avec la même justesse que lorsque le regard est porté sur le malade.

La finalité poursuivie peut ainsi être interpellée et éclairée par une interrogation : « Faut-il soigner les malades ou en prendre soin3? » La réponse à cette question est délicate et moins évidente qu’il n’y paraît car elle relève du subtil. Elle s’inscrit dans la ligne de démarcation parfois extrêmement fine qui caractérise une intention, c’est-à-dire, au fond, le but réel que l’on poursuit et la valeur morale qui guide les actes que l’on pose.

Une réponse spontanée, que l’on pourrait qualifier de « bon sens », pourrait conduire à déclarer que l’un ne va pas sans l’autre et que soigner le malade consiste précisément à en prendre soin, à le soigner afin qu’il aille mieux, que ses plaies soient pansées, que ses douleurs soient atténuées, que son état n’empire pas, que ses appréhensions soient apaisées. Et cela est indubitablement important et correspond d’ailleurs à ce qui est prioritairement attendu par les hommes et les femmes requérant de tels soins, ainsi que par leur entourage. Mais pas seulement ! Il est aussi attendu de se sentir considéré en son humanité  et de percevoir le souci que l’on a de sa dignité.

Si elle semble relever de l’évidence telle qu’exprimée ici, cette réponse, néanmoins, indique que l’on se montrerait davantage soucieux de la maladie que de la personne qu’est le malade, au risque de confondre ce malade avec sa maladie ; au risque donc de négliger l’humanité de cet autre et la manière singulière qu’il a lui de vivre ce qu’il a à vivre avec ce qui lui arrive, avec ce qu’il a à vivre dans la situation qui est la sienne. Nombre de discours et démonstrations parfois péremptoires tenus au nom de la maladie témoignent de l’oubli le plus total du malade et d’une absence de sensibilité à ce que lui vit, à ce que lui et ses proches sont en train de vivre ; une absence de sensibilité si difficilement, si redoutablement ressentie et vécue par le malade. Et dans ce cas, comment se montrer sensible à ce qui est sensible pour lui, à ce qui fait sens ou lui paraît insensé ? Comment identifier et prendre en compte ce qui est important pour lui et ses proches dans l’ici et maintenant des soins et de l’aide qu’ils requièrent, mais également comment porter intérêt aux préoccupations qui sont les leurs dans ce qu’ils appréhendent éventuellement pour leur devenir?

À la question : « Faut-il soigner les malades ou en prendre soin ? », le risque d’être mal compris en formulant une réponse est toujours présent, en particulier lorsque l’on s’exprime par l’écrit, car le texte ne peut se défendre des interprétations réductrices ou des compréhensions erronées dont il pourrait être l’objet. Une manière d’y répondre avec des mots qui me semblent justes et simples et qui illustrent bien de quoi il est question en s’interrogeant sur cette distinction peut être trouvée dans la réflexion d’une étudiante (à l’époque) en orthophonie et présentée dans l’encadré ci-après.

Soigner n’est pas prendre soin

On peut soigner sans prendre soin ; on peut prendre soin sans soigner

« Soigner c’est ce qu’on apprend à la fac, c’est la théorie qui se trouve dans nos livres, c’est savoir que, pour tel trouble d’articulation, il faut mettre la langue comme ci et comme ça. Soigner c’est considérer l’autre comme un symptôme contre lequel il faut lutter. En soi, c’est très bien, mais peut-être insuffisant.

Cet enfant que la mère nous amène zozote… à son âge, vous comprenez… du coup, son appareil orthodontique ne sert à rien : pas de problèmes, vous connaissez parfaitement le grand A, petit b de votre chapitre sur les troubles d’articulation… sauf que dans le chapitre en question, on avait oublié de vous dire que l’enfant connaît très bien le geste de rééducation que vous voulez lui apprendre mais que lui, il n’a pas du tout envie de ne plus zozoter, sinon peut-être que sa maman va croire qu’il est grand, alors elle ne lui fera plus de câlins, plus de petits cadeaux, elle le défendra moins quand papa gronde…

Prendre soin, c’est considérer l’autre d’abord comme un homme, une femme, un enfant qui présente, au moment où il vient nous voir, un symptôme ; c’est essayer de lutter contre ce symptôme avec lui ; c’est trouver une solution avec notre « zozoteur » pour que son sigmatisme ne déforme plus ses dents mais pour qu’il puisse grandir sans perdre ses repères.

Prendre soin, c’est ce qui fait les soignants humains.

C. Thibault Présence, Lyon, 1995

Concernant la distinction entre soigner et prendre soin, nous pouvons observer que c’est de considération dont il est ici question, c’est-à-dire de l’estime que l’on porte à autrui pour l’humanité  qui est la sienne, à l’occasion des soins qu’on lui donne, de l’aide qu’on lui apporte. C’est la nature profonde de cette considération qui guide, qui anime la nature même de la relation de soin. Et c’est de la nature profonde de l’estime que l’on a pour autrui que se dégage une authenticité qui imprègne ainsi l’activité quotidienne d’un professionnel.

L’estime portée à autrui

De mon point de vue, cette question de la considération pour l’humanité  de l’autre est fondamentale. Elle devrait donc servir de fondement tant à la formation des différents professionnels qu’à leur organisation ainsi qu’à leurs réflexions individuelles et partagées. Elle est fondamentale en ce sens que c’est elle qui guide, anime et imprègne la pratique. Elle est celle qui permet le mieux d’interroger la finalité poursuivie par l’action des différents professionnels et qui peut s’exprimer comme suit : le but poursuivi est-il de faire quelque chose pour régler un problème ou est-il de porter intérêt à une personne dans ce qu’elle a à vivre afin de lui apporter ou de tenter de lui apporter l’aide qu’elle nécessite ?

Et cette question de la considération ne se limite pas à une évocation ou à une déclaration d’intention. Elle ne se résume pas, non plus, à l’apprentissage – malgré leur indubitable intérêt – des connaissances relatives à l’humain et régulièrement désignées par l’expression « sciences humaines ». La considération pour l’humanité d’autrui fait appel à la réflexion du professionnel, à son cheminement intérieur, c’est-à-dire, au fond, à son intériorité. C’est ainsi qu’une considération qui serait évoquée mais qui ne serait pas issue de son intériorité ne permettrait pas au soignant de proposer sa présence et son action avec authenticité.

Peut-être n’est-il pas inutile, ici, de préciser que se montrer attentif au malade et sensible à ce qu’il a à vivre n’exclut en rien – et avec la même rigueur technique, scientifique et professionnelle – de chercher à bien traiter sa maladie et les différents effets de celle-ci. Ce qui diffère, c’est l’intention  qui anime le professionnel, c’est-à-dire la valeur morale  qui guide les actes qu’il pose. Selon que l’on regarde du côté du malade ou de sa maladie, la perspective que l’on donne à son action ne s’inscrit pas dans le même horizon.

Il n’est pas inutile, également, de préciser que se montrer attentif au malade n’équivaut pas à « faire de la psychologie » ni même à « faire du relationnel », tout simplement car cela ne se fait pas… Ce n’est pas d’une forme d’habillage dans la relation ou de mise en scène de celle-ci dont il est ici question, mais d’authenticité ou, si l’on préfère, d’une présence en vérité, c’est-à-dire, fondamentalement, l’expression concrète de la considération que l’on a pour l’humanité du malade et plus largement pour l’humanité d’autrui. Cet autrui est un malade, ou un résident, ou plus simplement un humain irréductible à sa maladie, à son état, à son comportement. Un malade qui perçoit qu’il existe en tant que sujet dans la relation de soin et qui, à ce titre, ressent qu’il est l’égal en humanité de chacun des professionnels qui ont pour mission de lui apporter de l’aide, de lui prodiguer des soins, quels que soient leurs qualifications, leurs titres, leurs statuts.

L’entourage dans la relation de soin

Selon la situation, ce que vit la personne à qui on vient directement en aide n’est pas sans répercussions sur ses proches, sur son entourage. Ces derniers nécessitent, dès lors, également de l’attention et éventuellement de l’aide. Cette aide ne sera pas de même nature au plan technique par exemple, mais elle sera néanmoins nécessaire vu les interrogations, les inquiétudes voire la souffrance qui sont souvent les leurs. Le constat exprimé avec justesse par la romancière Muriel Barbery mérite d’être rappelé ici : « Lorsque la maladie entre dans un foyer, elle ne s’empare pas seulement d’un corps mais tisse entre les cœurs une sombre toile où s’ensevelit l’espoir4».

L’aide dont il est question ici s’exprimera par l’attention qu’on leur porte, l’intérêt dont on fait preuve quant à ce que eux ont à vivre du fait de l’affection de leur proche, quant à ce qu’ils appréhendent pour son devenir à lui, mais également quant à ce qu’ils appréhendent pour eux-mêmes lorsque leur horizon leur semble parfois complètement obstrué et qu’ils s’interrogent : « Qu’est-ce que nous allons devenir ? »

Quelle finalité poursuivre?

Quelle finalité est-elle dès lors poursuivie par les professionnels ? Soigner  ou prendre soin ? Si, dans les deux cas, il s’agit bien d’apporter de l’aide pour soulager, compenser, suppléer ce qui doit l’être, la place laissée au sujet qu’est l’humain dans la relation de soin ne sera pas de la même nature, ne prendra pas la même importance selon que la finalité poursuivie est ce que l’on fait – soigner – ou la personne à laquelle on s’adresse – prendre soin. Et si soigner est indubitablement important, prendre soin ne l’est pas moins au nom même de l’humanité de l’humain et du souci que nous avons de sa dignité.

Si soigner en tant que moyen fait appel à l’intelligence de l’esprit avec toutes les connaissances et habiletés techniques et manuelles qui s’y rapportent, prendre soin, en tant que finalité, fait appel, en plus, à l’intelligence du cœur du professionnel avec l’authenticité de sa présence et le souci permanent de la dignité de la personne qui caractérisent cette intelligence.

Mais au fond, qu’est-ce que le soin ? Il y a là matière à clarifier un terme abondamment utilisé.

Références 1Par l’expression « professionnels de la relation de soin », je désigne tous les professionnels de la santé ainsi que ceux de l’aide, de l’éducation, du social et du psychologique sans distinction ni de qualification, ni de statut, ni de lieu et de type d’exercice professionnel. Bien qu’ils ne soient pas professionnels, la plus grande partie de ce qui est développé ici concerne de la même manière les bénévoles et leur apport irremplaçable à la relation de soin.

2La pensée de Tzvetan Todorov peut être rappelée ici : « À bien des égards, notre époque est devenue celle de l’oubli des fins et de la sacralisation des moyens », L’Esprit des Lumières, Paris, Le Livre de Poche, 2007.

3« Faut-il soigner les malades ou en prendre soin ? » est le titre que m’a proposé le Doyen Patrick Baqué pour la conférence que j’ai donnée à l’occasion de la rentrée solennelle de la Faculté de médecine de Nice, le 10 novembre 2016.

4 M. Barbery, L’Élégance du hérisson, Paris, Gallimard, 2006, p. 84.

© 2017, Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

Vous venez de lire le premier chapitre de l’ouvrage Humanisme soignant et soins infirmiers Un art du singulier(S’ouvre dans une nouvelle fenêtre)

Auteur

Walter Hesbeen

Walter Hesbeen, infirmier et docteur en santé publique, est responsable pédagogique du GEFERS (Groupe francophone d’études et de formations en éthique de la relation de service et de soin), Paris-Bruxelles. Il est également professeur à l’Université catholique de Louvain (Belgique) et rédacteur en chef de la revue Perspective soignante.